UNE DEAMBULATION AU PAYS DE L'ENFANCE.
Déambulation. C’est le mot qui vient à l’esprit à la lecture de cette Bd pudique dans laquelle Charles Berberian revisite ses origines et son enfance. Déambulation mémorielle qui suit la promenade dans les rues de Beyrouth, ville centrale dans les souvenirs de l’auteur : « Remonter les souvenirs ou les rues c’est le même mouvement. Le réseau d’un plan de ville, ou le labyrinthe de la mémoire, c’est le même jeu d’imbrication ». Pas de récit linéaire donc mais des allers-retours entre souvenirs et lieux de mémoire dans lesquels l’immeuble Tarazi, et l’appartement de la grand mère servent de lieu de référence. Tout s’imbrique au long de la balade graphique proposée: souvenirs mais aussi mélange d’époques, de styles de dessins tant la mémoire ne reconstitue pas une histoire mais des émotions, des moments forts, disséminés dans l’antre qui nous constitue. Des strates qui se superposent comme des couleurs s’ajoutent à des dessins noir et blanc.
Elle ne fut pas simple l’enfance de Charles Berberian, né à Bagdad d’un père arménien et d’une mère grecque, née à Jérusalem. Il va vivre à Beyrouth jusqu’à l’âge de 10 ans, en 1975 alors qu’éclate la guerre civile libanaise. Il n’y reviendra une première fois que trente ans plus tard. C’est le confinement, et le dessin comme refuge, qui va le libérer et lui permettre de retracer ses souvenirs de l’arrivée chez sa grand mère aux explosions du 4 Août 2020 provoquées par 2750 tonnes de nitrate d’ammonium.
Il nous emmène dans son sac à dos, nous présente ses parents qui semblent parfois bien lointains, absents souvent, son grand frère qui deviendra réalisateur et scénariste, aujourd’hui décédé, et sa grand-mère Yaya. Il est beau le portrait de la vielle dame qui rassure même lorsque les bombes explosent dans les rues avoisinantes.
« Si tu entends la foudre c’est qu’elle n’est pas tombée sur toi ».
Le chaos du pays est vu à hauteur d’enfants telle cette galerie de portraits de personnages politiques dont les noms et les visages suscitent mémoires et impressions. A l’image du désordre politique, le chaos topographique d’une ville en perpétuelle reconstruction raconte les années de guerre. Berberian se dessine tout petit sur le plan de Beyrouth. De rue en rue il erre à la recherche de sensations, d’odeurs car au delà d’une situation politique complexe et violente, il n’oublie pas ces moments d’enfance si particuliers, socles d’une vie future.
Dans « Les années », Annie Ernaux mélangeait les souvenirs personnels avec les évènements du monde, elle imbriquait l’Histoire aves les histoires. A sa manière Charles Berberian restitue une époque, un pays mais aussi des vies ordinaires où une séance terrifiante de cinéma précèdent l’explosion de la voiture de Rafik Hariri, président du conseil des ministres.
Une éducation orientale laisse au palais un goût tendre et agréable de Madeleine de Proust. Ou plutôt de mastika, une « confiture d’arbre » que fabriquait Yaya, la vieille dame frisée qui serrait fort le petit Charles quand l’orage, ou les bombes, explosaient.
CHEF D'OEUVRE POUR ENFANTS ET CENTENAIRES
C’est une petite chose ronde et lisse qui tient dans la main. A moins qu’elle ne soit carrée et rugueuse. C’est une petite chose légère comme le vent et brillante comme le soleil. A moins qu’elle ne soit lourde comme le plomb et noire comme le charbon. En tout cas c’est une « chose formidable », un moment magique, « un souvenir enfoui (…). Une chose qui lui était sortie de la tête depuis une éternité ». Oui mais voilà, Jacominus Gainsborough, le modeste et simple lapin humanisé, créé par Rebecca Dautremer, allongé dans l’herbe n’arrive plus à se souvenir de ce moment magnifique, celui qui vous rend heureux de vivre, celui qui vous fait regarder avec émerveillement les fleurs d’aubépine au dessus de la tête. C’était bien, cela c’est certain. Mais de quel moment s’agit il? On commence à le connaître ce petit lapin, modeste, philosophe, rêveur, solaire et on se doute que cette « chose formidable » n’a rien à voir avec la violence ou la méchanceté. Avec la mignardise non plus.
Arrive Policarpe, l’ami de toujours, avec ses binocles et ses gigantesques cornes. Nos deux amis s’assoient sur de modestes et fragiles chaises de métal, prennent la pose du penseur de Rodin et remontent leurs souvenirs.
Moment magique d’une balade en montagne, d’un instant de connivence au Café de la Joliette derrière l’écluse, d’un partage d’une chanson ou d’une blague après une grande bataille à la guerre? Rien de tout cela et pourtant ses souvenirs l’approchent, la caressent cette « chose formidable ». On les aide nos deux amis: cette »chose formidable » est finalement ronde, lisse, petite, dangereuse, insignifiante mais si belle. Surtout elle se partage.
On n’a pas envie d’en dire plus tant la magnificence des dessins et des textes de l’autrice majeure frôle en permanence cet espace où beauté, dessins, sentiments, atteignent l’univers indicible de la poésie. Monde onirique et magique, le CD qui accompagne le livre, restitue à la perfection l’ambiance unique de l’œuvre. Loin d’être une simple lecture du texte, par des arrangements musicaux magnifiques et portée par la voix de Rebecca Dautremer elle même, la pièce sonore nous emmène loin, nous emmène ailleurs, sous les fleurs des cerisiers, dans le passé reconstitué.
Ils sont beaux les deux amis, un petit poilu au gilet de laine, un grand lisse au costume sur mesure. Surtout ils n’imaginent pas la violence, même lorsqu’ils sont à la guerre. Ou du moins ils ne la retiennent pas, préférant la blague qui surgit dans la tranchée. Aucune mièvrerie mais plutôt une manière vivante de saisir les meilleurs moments de l’existence. Après Les riches heures de Jacominus Gainsborough, Midi Pile, et le gigantesque Une toute petite seconde, l’autrice poursuit son chemin de douceur et de tendresse, donnant envie de serrer dans ses bras cette petite boule duveteuse, interrogative aux choses qui l’environnent mais si désireuse de tendre la main à ceux qui l’entourent.
Quand des mots et des images vous emmènent plus loin, vous emmènent ailleurs, personne ne vous demande votre âge. A dix ans ou à quatre vingts ans vous faites le voyage, c’est tout.
SUBLIME: POUR PETITS ET GRANDS
Sublime. La couverture sublime est une invitation à la lecture et au voyage. Le voyage, il va de soi quand le nom de Jules Verne figure en tête d’album, lui l’écrivain nantais qui a consacré toute sa vie d’écriture à raconter des périples sur terre, sur mer ou dans les airs. Le second nom accolé à l’écrivain est celui de Frédéric Pillot, un patronyme qui vous donne carrément envie de décoller. Illustrateur aux deux millions de livres vendus, il était impossible de trouver meilleur compagnon pour Jules Verne.
Lui le mosellan qui a découvert la mer en vacances à St Malo, est devenu un véritable peintre de l’élément liquide avec notamment son fameux Balbuzar, terreur des mers qui navigue sur le rafiot l’Enragé et pille tout ce qui passe. Une image de Pillot, sophistiquée et détaillée, à outrance peut demander des heures d’observation. L’avantage du livre, outre d’éviter de longues stations debout, c’est de pouvoir s’attarder et revenir sur une planche, aussi longtemps et souvent qu’on le souhaite. Celles que vous proposent Deux ans de vacances sont simplement exceptionnelles. On y retrouve bien entendu ces fameuses mouettes (à moins qu’il ne s’agisse de goélands! ou de pélicans!) aux ailes incurvées et aux becs orange aplaties comme des cuillères mais la mer n’est pas la seule invitée de prestige et celui qui illustra notamment les Fabuleuses Fables du Bois de Burrow sait aussi peindre conne nul autre, les animaux, la forêt surtout lorsqu’elle est luxuriante. Cela tombe bien car Jules Verne débute son récit par la description d’un navire, un schooner, en perdition à bord duquel se retrouvent quinze enfants. Pris dans une tempête, après une nuit hallucinante, le navire s’échoue sur une île déserte. Ou habitée? Ils s’appellent Briant, Gordon et Doniphan pour les plus âgés de 13 et 14 ans qui vont veiller sur les plus jeunes. Pour survivre il va falloir explorer l’île et pénétrer dans la forêt. Nous y voilà! Et Pillot remplace le bleu et blanc de l’océan par toutes les nuances possibles de vert invitant le lecteur à scruter, comme les jeunes aventuriers, le végétal pour y découvrir de la nourriture, les dangers possibles, et peut être de véritables brigands.
Heureusement la lumière perce souvent les frondaisons, car roman initiatique de jeunes Robinsons à l’école de la vie, l’optimisme reste de rigueur. Et la morale est sauve: des jeunes courageux et bien éduqués s’en sortent toujours. Venus par la mer nos aventuriers ne pouvaient repartir que par l’océan. Pillot nous ramène donc sur les quais dans une dernière double page à couper le souffle. La magie du livre opère, celle de l’imagination débordante du romancier à laquelle le dessinateur peintre ajoute ses propres images d’évasion, de poésie. A eux deux ils forment de merveilleux transmetteurs de l’imaginaire, cette curiosité que l’on acquiert enfant, parfois à la lumière d’une lampe de poche, sous les draps, et que l’on a envie de prolonger une fois adulte quand les rêves s’éloignent pour laisser la place à des réalités moins poétiques.
UNE ENQUETE VERTIGINEUSE
« Nous ne savons rien du saut mais tout des chutes ». Une phrase énigmatique mais qui, en quelques mots, dit tout de l’objet du récit-enquête d’Ariane Chemin. Les chutes sont celles de cinq personnes d’une même famille qui ont sauté un jour de mars 2022 d’un immeuble à Montreux (Suisse), près du lac Léman, les unes après les autres, dans un ordre dont on apprendra plus tard, qu’il était préétabli. ère. « Il était environ 6h45 du matin. Ce fut comme une pluie de corps depuis le septième étage de l’immeuble. Cinq longues minutes avec parfois soixante secondes entre chaque saut ». De cela on sait tout: caméras de surveillance, témoignages de voisins. Mais de l’avant, ce moment où comme dans un scénario déjà écrit, une famille décide sciemment de se donner collectivement la mort, on ne sait rien. Que se passe t’il quand deux gendarmes frappent à la porte de la famille ce matin là pour « exécuter un mandat d’amener (…) en lien avec la scolarisation à domicile d’un enfant », susceptible d’entrainer simplement une amende?
Ce quart d’heure la grand-reporter au Monde à défaut de le reconstituer, va essayer d’en comprendre les fondements et les raisons au long d’une enquête pleine d’empathie, cherchant à s’extraire des conclusions rapides de journaux avides d’explications simplificatrices. Les médias cherchent des explications dans des faits divers antérieurs. Et puis s’arrêtent, faute de rebondissements, de faits avérés. Il y a mieux à faire, la Russie a attaqué l’Ukraine. Les drames du monde se multiplient. Le silence retombe sur ce paisible lieu idyllique. Alors Ariane Chemin, prend son temps comme elle le fait souvent seule, ou avec sa collègue Raphaëlle Bacqué, dans ses enquêtes faites d’entretiens, d’écoute, dégagée de la nécessité d’explications rapides et simplificatrices. L’article n’est pas pour demain. Il est pour quand cela possible. De rencontres avec le porte-parole de la police cantonale vaudoise, ou avec Michel Tabachnik, chef d’orchestre ancien membre de la secte du Temple solaire, de balades autour du lac à la visite d’une maison abandonnée à Vernon, la journaliste s’attarde de plus en plus sur un patronyme qui devient le coeur de l’ouvrage, comme une obsession susceptible de fournir des clés d’explication du drame: Mouloud Feraoun, un écrivain kabyle qui fut assassiné en mars 1962, presque soixante ans jour pour jour avant les « chutes », par une équipe de l’OAS. Feraoun est le patronyme des deux soeurs jumelles, petites filles de Mouloud. Deux générations, un même nom, une même origine algérienne, un même drame familial: « On ne peut pas porter le nom de Feraoun et mourir de cette façon, soixante ans très exactement après l’assassinat, sans qu’il y ait un lien ou au moins une piste à explorer… » déclare à l‘enquêtrice, Amine Benyamina, psychiatre.
C’est cette piste que le livre finalement poursuit, en interrogeant des réminiscences historiques qui racontent entre les lignes des épisodes de la guerre d’Algérie et des traumatismes de ces années où la peur des autres crée des instabilités psychologiques importantes. Cette peur des voisins, des collègues, des amis, tous susceptibles d’être de potentiels ennemis, qu’a suscité l’état de guerre va peut être, même à distance temporelle, intervenir dans la construction d’une famille composée de personnes intellectuellement brillantes qui va perdre peu à peu le contact avec la réalité pour rentrer dans une paranoïa collective que la crise de la Covid va accentuer.
Au moment de la conclusion un gouffre s’ouvre sous les yeux du lecteur: quelle part du passé traumatique de nos aïeux nous accompagne dans notre quotidien? La réponse que donne l’enquête est vertigineuse.
Un conte poétique
C’est ainsi. On peut difficilement l’expliquer mais ouvrir un livre de Hayao Miyazaki c’est entrer en poésie. A peine après avoir tourné quelques pages, lu quelques mots et la magie opère. Le dessin léger aux couleurs douces, les ciels étoilés et les vagues déferlantes, les visages enfantins ou terrifiants, les tentatives d’explications sont nombreuses et toujours incomplètes. C’est ainsi depuis toujours comme le démontre encore Le voyage de Shuna, publié pour la première fois en France, quarante ans après sa création au Japon. En feuilletant l’album, nous sommes en terrain connu et les références aux oeuvres déjà publiées dans l’hexagone sont nombreuses, comme un fil logique et cohérent dont Le voyage de Shuna serait le début et le film qui sort actuellement Le garçon et le héron, la fin provisoire.
Inspiré d’un conte tibétain, l’histoire débute « au fond d’une ancienne vallée, creusée par un glacier » où « se trouvait un petit royaume oublié de tous ». Installés en milieu hostile, les habitants meurent de faim. Le jeune fils du roi, Shuna, décide de partir à la recherche d’une céréale miraculeuse, l’orge, qu’un étranger à l’article de la mort a trouvé loin, très loin dans les plaines de l’Ouest. Contre l’avis de son père il selle et chevauche son yakkuru pour un périple qui le mènera peut être vers les graines espérées mais d’abord dans l’univers des êtres divins, un royaume « où nait et retourne mourir la lune ». Les rencontres seront nombreuses, terrifiantes parfois, mystérieuses toujours, comme ces géants qui chancellent dans les forêts dévorés par de petits animaux avant de disparaitre. Mais comme souvent chez Miyazaki, le voyage permet aussi de découvrir des êtres bienfaisants, doux et tendres. Ici, c’est Théa et sa petite soeur, retenues par des marchands d’esclaves, libérées par Shuna, qui termineront le voyage.
On pourrait penser en lisant ce résumé qu’il s’agit d’un scénario pour un film d’animation comme Miyazaki aime les créer. La lecture confirme cette sensation de voyages visuels où l’écrit compte moins que l’image. Les mots sont là pour assurer la transition des dessins. Nombreuses sont les ellipses, multiples les raccourcis et les zones d’ombre comme si la succession des dessins suffisait à susciter l’intérêt des lecteurs telle une frise qui se déroulait devant ses yeux. Alors on fait avec Shuna d’abord un voyage visuel dans un univers dont il nous dit qu’il a « pu se dérouler il y a fort longtemps » ou « dans un lointain futur ». Une alternative identique aux atmosphères radieuses et lumineuses de vallées ensoleillées et aux ambiances sombres, nocturnes et menaçantes de la cité des esclaves auxquelles le créateur nous a habitués. Crayon de bois et fluidité de l’aquarelle assurent la trame de ce film qui se déroule devant nos yeux émerveillés. On a presque envie de se passer de la bande son, ce que l’on peut faire après une première lecture, pour tenter de percer le mystère du trait et des couleurs de Miyazaki. On se laisse alors envoûter par ces double-pages réalistes ou oniriques, par ces lumières qui éclairent les montagnes aux sommets enneigés ou ces grandes étendues de sable comme survolées par un lecteur en apesanteur.
Graphiquement mais aussi d’un point de vue narratif, Le voyage de Shuna annonce les héroïnes et les héros futurs de Miyazaki. La détermination et l’impétuosité du personnage principal, l’amitié, sont présentes mais d’autres thèmes en gestation apparaissent déjà: la maltraitance de la nature, la mondialisation et l’égoïsme forcené des peuples, la mise en esclavage des plus faibles, la famine organisée à des fins de profits. Même les Dieux ne ressortent pas indemnes du récit. Autant de thématiques récurrentes qui résonnent quarante ans plus tard dans une actualité féroce et désenchantée.